Pardon (1/3) – La correction fraternelle

Pardonner
Pardonner n’est pas une option pour ceux qui déclarent suivre Jésus. En effet, le pardon est un des principaux piliers de la foi chrétienne, mais surtout un vrai chemin de vie qui libère, chez moi et chez l’autre, la capacité à devenir vraiment humain.
En trois prédications, voici un petit parcours, qui, sans être une méthodologie, peut quand même constituer une incitation à vivre vraiment, jusqu’au bout, le programme du Christ.

Textes de référence : Ezéchiel 33:1-9 et Matthieu 18:15-20
Prédication donnée le 4 septembre 2005 à l’Eglise Réformée du Marais.

Prédication

« Si ton frère a péché, reprends-le. » (Matt 18,15) – Voilà un langage qui n’est pas politiquement correct ! Non mais, de quoi je me mêle ? Chacun son chemin, il fait ce qu’il veut ton frère, c’est sa vie, c’est son choix !
« Mais voici ce qui peut arriver : Le guetteur voit venir les soldats ennemis. Il ne sonne pas de la trompette, et le peuple n’est pas averti. L’ennemi arrive et tue quelqu’un. C’est la faute du guetteur, et je lui demanderai des comptes pour cela. » (Ezé 33,6) – D’accord, dans l’ancien régime, au temps des murailles et des chevaliers, mais suis-je la sentinelle de mon frère ?

C’est étonnant que cette idée nous choque car elle a pourtant été reprise même par l’existentialisme athée d’un Sartre. Il disait : non seulement l’homme est responsable de lui-même mais en plus il responsable de tous les hommes. En effet, chaque fois que je fais un choix, mon choix s’impose comme une norme pour ceux qui m’entourent, ou a minima il vient grossir une statistique. Dans les questions démographiques et sociales, quand je me marie plutôt que de rester en concubinage, je contribue à ce que les media disent : « le nombre des mariages augmente cette année », et donc des tas de jeunes gens se mettent à se dire que le mariage n’est peut-être pas cette institution réactionnaire qui était propre à l’Ancien Régime. Les choix que je fais, les prises de position qui sont les miennes me concernent au premier chef, mais en plus, sans même que je les fasse à cette intention, ils sont plus ou moins normatifs pour les autres.
Cette idée est reprise aussi dans la pensée alter-mondialiste contemporaine, où l’on se réapproprie un vieux proverbe indien qui dit que la terre ne nous appartient pas mais qu’elle nous a été prêtée pour un temps par nos enfants, avant qu’ils ne la reprennent. Cette formulation éclaire bien le fait que nous sommes revêtus d’une responsabilité allant bien au-delà du seul cadre défini par les lois. Nous avons une responsabilité éthique, non seulement par rapport à ceux qui vivent avec nous, mais aussi vis-à-vis de ceux qui vivent loin de nous, que ce soit dans l’espace ou même dans le temps, pour ceux qui auront à vivre sur une planète sans pétrole parce que nous aurons tout brûlé, par exemple, au hasard…

L’idée d’une responsabilité ne nous est donc pas complètement étrangère. Elle est en plus au centre de l’idéologie protestante qui a amplement déployé ce terme dans toute sa communication.
Et pourtant, l’idée de correction fraternelle nous choque, car aller voir son frère pour lui dire qu’il a péché nous paraît être une ingérence abusive dans la vie d’autrui. C’est tout simplement parce que l’individualisme le plus radical a infusé nos pensées et nos cœurs, parfois même le plus discrètement possible, de façon ténue, insidieuse, mais efficace.
« C’est mon affaire. C’est ma vie. C’est mon chemin. » C’est mon blog sur internet où je raconte à cinq milliards de lecteurs potentiels que je préfère les Pépitos au chocolat au lait plutôt que le pain d’épice. Passionnant. De nombreux penseurs s’inquiètent aujourd’hui d’une dissolution de la mémoire historique. En effet les histoires individuelles prennent tellement de place que l’Histoire collective des peuples et du monde en devient peut-être secondaire. La narration de soi est devenue plus importante que la narration des grandes épopées collectives qui ont construit notre monde, et qui, on le sait bien, construisent aussi nos identités personnelles. Moins on raconte notre histoire et moins je suis apte à raconter mon histoire. Il en résulte une égotisation (pardon pour le néologisme) de la pensée. « Moi, moi, moi ; moi d’abord. »

Pourtant, quand Jésus recommande aux disciples de pratiquer la correction fraternelle, il va dans un sens tout à fait inverse. Je ne suis pas tout seul, je ne me suis pas fait tout seul. Heureusement que mes parents n’ont « pas respecté ma liberté » — si j’ose dire — au jour où j’ai essayé de mettre les doigts dans la prise. Heureusement que mon chef louveteaux « n’a pas respecté ma liberté » de faire cuire tous les champignons ramassés systématiquement autour du lieu de camp. Heureusement que mon épouse « ne respecte pas ma liberté » en me rappelant que vivre dans un peu d’ordre ne gâche rien.
S’autoriser une remarque est devenu quelque chose qu’on réserve à la cellule familiale aujourd’hui, et encore, à la rigueur, pour les enfants jusqu’à 13 ans ? 11 ans ? D’accord, 9 ! Encore faut-il que la famille soit suffisamment unie pour qu’on puisse s’y hasarder à des remarques et ne pas se retrouver face à l’irrémédiable « Mêle-toi de ce qui te regarde ! ». Dans le cercle familial sont encore un peu autorisées quelques remarques de correction réciproque. Mais c’est limite.
Mais c’est justement de cela que Jésus parle. L’Église est une famille, ce n’est pas une métaphore, c’est une réalité.
Ce n’est pas qu’une image ! C’est une famille puisque c’est le rassemblement des personnes qui appellent la même personne « Père » et se proclament leur enfant. C’est une famille et c’est pour cela que Jésus dit : « si ton frère a péché ». Il ne nous dit pas d’être des Robin des bois, redresseurs de torts universels. Il propose un système de régulation propre à la famille chrétienne. Car pour vivre en bonne intelligence, pour pouvoir être vraiment frères et sœurs, il est indispensable de pouvoir se parler en vérité.
Et il n’y a que la vérité qui guérit. Et il n’y a que la vérité qui blesse.
L’exercice de la correction fraternelle, c’est aussi une chance donnée au pardon. Comment peut-on demander pardon d’une chose dont on n’a pas forcément l’idée qu’elle soit problématique ? Comment savoir qu’on est en train de s’égarer avec la joie au cœur et la fleur au fusil si personne ne nous le dit ?
Le processus de correction fraternelle que Jésus propose fonctionne en finesse, qui plus est, parce qu’il est progressif, parce qu’il donne à chacun la possibilité de s’amender dans la plus grande discrétion et pas dans le secret, mais dans une forme de pudeur. Ce n’est pas le système de lynchage médiatique où dès que quelqu’un fait une erreur on le lapide dans les 12 heures ; quelqu’un qui par exemple aurait un appartement un peu grand. Ce n’est pas le système de l’étalage de toutes les erreurs des autres. Il y a une progression : d’Homme à Homme au début, puis avec deux ou trois personnes qui viennent confirmer que la correction fraternelle proposée n’est pas seulement fondée sur l’interprétation d’un seul qui serait venu imposer son point de vue sur la situation. Puis, s’il n’y a pas eu de changement, la chose est dite au niveau de la communauté. Mais ce n’est qu’à l’issue de tout ce processus.
C’est un véritable système de régulation, très pragmatique, et qui ressemble à bien des procédures contemporaines de règlement de conflits, ou de traitement judiciaire. Sauf qu’il reste interne à la famille chrétienne. Dans un autre passage on insiste sur le fait qu’il ne faut pas régler les affaires entre personnes de la communauté immédiatement devant les tribunaux du monde, mais qu’il est toujours possible de les régler en famille avant.
Ce qui nous gêne peut-être aujourd’hui, c’est plus profondément le fait que nous avons l’impression que personne n’est habilité à dire qu’une chose ou une autre est péché. Le mot a vieilli et il n’est pas toujours bien compris. Pour le réexpliquer simplement, pécher, c’est, d’une façon ou d’une autre briser la communion que nous avons avec Dieu ou briser la communion que nous avons avec les frères. Mais aujourd’hui nous pensons que nous n’avons pas le droit d’aller voir quelqu’un pour lui dire qu’il fait quelque chose qui le met en décalage avec Dieu. « De quel droit ferions-nous ça ? » disons-nous.
Mais, quelle est la loi à laquelle vous vous référez pour dire « de quel droit » ? Quelle est cette instance qui régule vos pensées au point de vous faire dire que nous n’aurions pas le droit d’aller vers notre frère pour lui dire qu’il s’égare ? Si notre frère est en danger, s’il est comme la citadelle assiégée qu’évoque Ezéchiel, serons-nous une sentinelle qui rédige un rapport de cinquante pages sur la catastrophe telle qu’elle l’a observée, ou serons-nous une sentinelle qui sonne de la trompette pour mettre en garde des périls ? La grande souffrance des chrétiens de ce temps, c’est que la loi qui s’impose à leurs âme aujourd’hui n’est plus la loi de l’Evangile.
La bien-pensance tolérante est beaucoup plus puissante dans nos vies que l’Evangile de la correction fraternelle. « Pourquoi moi, paroissien, j’irai dire à tel autre que son choix de consulter des voyantes est un péril spirituel pour lui ? C’est sa liberté de faire ça, et en plus moi je n’y crois pas, donc ça ne doit pas être un péril ; si ça lui fait du bien… » Mais non ! Non ! Ce n’est pas ce que le Christ nous demande, car une telle tolérance n’est pas du tout respectueuse de la personne, elle n’est pas une soumission à la loi d’amour enseignée par Jésus. L’amour de Jésus corrige, il dit « moi non plus je ne te condamne pas, pourtant, va et ne pèche plus » (Jean 8). Alors que la loi de tolérance de la pensée unique c’est « que chacun fonce tête baissée dans le précipice qu’il aura choisi ». Oui, selon le monde, j’aime mon frère et je le respecte en le laissant choisir son péril, en le contemplant, libre, libre, infiniment libre d’être écrabouillé par la vie.
Ô qu’elle est sublime la liberté de voir son frère mourir dans le malheur et l’égarement. Qu’elle est admirable cette liberté de ma sœur qui endosse les chaînes d’esclavages que ses parents lui ont léguées en héritage. Qu’elle est grandiose et belle, la liberté de ces frères et sœurs qui se précipitent vers la morbidité de la vie, libres, libres, libres d’être les esclaves du Dieu Argent. Quel plaisir esthétique de voir tous ces frères et ces sœurs se perdent dans la nuit !
Non, non, et non !
Voir notre propre vie harmonieuse, c’est cela qui doit conduire nos choix dans l’existence.
Voir nos frères debouts, c’est cela qui doit nous faire agir
Que Dieu nous soit en aide.
Amen

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