Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien (Notre Père – 5)

Prédication donnée au temple du Marais à Paris le 28 octobre 2007

Lectures bibliques :
Deutéronome 8
Matthieu 6:25-34
Luc 4:1-4

Prédication
Oui, c’est bien l’Esprit qui envoya Jésus au désert pour y être tenté. Car Dieu nous soumet parfois à la tentation pour vérifier et confirmer que toute chose est bien en place. Dieu nous donne ces temps d’épreuve pour confirmer que c’est bien sur lui que nous nous appuyons et pas sur un autre. Il cherche à s’assurer que nous n’avons pas encore dans la tête l’idée que nous pourrions nous en sortir tout seul.
Et la première tentation que connaît Jésus est liée au fait qu’il n’ait pas à manger. Sommes-nous de ceux qui sont prêts à avaler n’importe quoi ? Telle est la question que Dieu se pose. Allons-nous manger à tous les rateliers ? Ferons-nous notre pitance d’un pain d’amertume ?
La faim peut nous pousser à faire vraiment n’importe quoi. Même le fait d’aspirer à une vraie spiritualité, ce qu’on appelle la faim de Dieu, pousse des hordes de personnes à se prosterner devant des idoles simplement parce que le mot « dieu » est écrit dessus. La faim de liberté pousse des personnes abîmées par la vie vers des solutions-miracles qui ont ce pouvoir merveilleux de les enfoncer un peu plus dans leurs problèmes.
La faim nous pousse à faire n’importe quoi, et souvent, de préférence, le pire. Car ceux qui fournissent du pain avec des airs de gratuité sont parfois venus recruter pour des projets trompeurs.
Voici donc Jésus, fraîchement baptisé, tout beau tout propre, rempli de l’amour de Dieu, qui est conduit par l’Esprit qui vient de le bénir, de le nommer « fils bien-aimé », mais il est cette fois-ci conduit par ce même Esprit pour être passé au crible. Dieu vérifie que l’Homme nouveau sorti des eaux du baptême sera vraiment, comme on peut l’espérer, imperméable au péché. Waterproof en somme.
Le diable n’est pas complètement stupide et ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle le Malin. Il pourrait faire entrer Jésus dans une tentation grotesque, façon séries américaines, avec plein de jolies filles, des chars à deux chevaux dernier cri, etc. Mais non, il brandit une tentation plus fine qui est celle du pain.
Il n’y a pas plus basique que le pain. Le diable ne tente pas Jésus avec des macarons à la pistache, mais seulement avec du pain. Il ne le tente pas en lui présentant directement du pain et en lui disant de résister sans en manger, car la tentation serait trop lisible. Il suggère que Jésus peut transformer les pierres qui sont là dans le désert en pain. Est-ce vrai que Jésus peut transformer les pierres en pains ? Mais oui, c’est parfaitement vrai, il le peut ! D’ailleurs il multipliera les pains un peu plus tard pour les foules rassemblées autour de lui et qui n’ont rien à manger.
Jésus dispose tout à fait de la puissance créatrice de Dieu et rien ne l’empêche de changer les pierres en pain. Rien, sinon deux convictions.
La première, c’est que l’homme ne vit pas de pain seulement. Et que donc, il n’est pas obligé de manger n’importe quel pain. La modération est possible. La consommation n’est pas un but en soi. Jésus peut résister car il sait que ce qui nourrit la profondeur de son être dans ce temps particulier qu’il lui est donné de vivre, c’est d’abord son lien avec le Seigneur son Dieu et son Père. Bizarrement, alors que le baptême est sensé représenter une naissance, Jésus est pendant ces quarante jours relié à celui qui l’a fait naître, par une sorte de cordon ombilical spirituel par lequel Dieu pourvoit à sa nourriture. Le temps du jeûne n’est pas un temps où l’on mange, c’est un temps où l’on digère. Car ce n’est pas ce qu’on mange qui nous nourrit, mais c’est bien ce que l’on digère. Jésus digère son baptême au désert. Il digère la bénédiction qu’il a reçue et qui est tout à fait suffisante pour le nourrir quarante jours. L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sortira de la bouche de Dieu.
Voici la deuxième conviction de Jésus qui cite par cette parole la loi de Dieu en Deutéronome 8:3. Ce qui guide Jésus, ce ne sont pas les ordres que donne son ventre, mais c’est bien l’Eternel lui-même. C’est Dieu qui lui donne sa mission et non pas son estomac. Dès lors, il ne peut pas se nourrir de n’importe quoi. Et en particulier, il ne peut pas se nourrir en pillant la puissance de Dieu pour la détourner, pour en faire un usage inapproprié. C’est bien là la différence entre le Christ affamé et le diable nourricier, c’est que le premier n’utilisera pas la puissance de Dieu pour faire n’importe quoi, tandis que le second est prêt à tout falsifier et à détourner les projets du Tout-Puissant.
Les pierres resteront des pierres. La faim restera la faim.
C’est la Parole qui deviendra nourriture. La Toute-Puissance habitera quelques jours ce creux d’un ventre affamé qu’aucun pain ne peut sustenter.
Car Jésus ne mange pas de ce pain. Il sait parfaitement qu’il n’est pas autosuffisant, qu’il ne peut pas faire les choses par lui-même. Que le pain est quelque chose que l’on reçoit avec un remerciement. S’il change les pierres en pain, ce sera par la puissance de Satan, dans ce moment précis.
Oui Jésus ne mange pas de ce pain. Nous aurions vite fait d’accepter, pour notre part. Nous aurions trouvé mille bonnes raisons, mille justifications. Nous aurions vite construit de beaux montages religieux, acceptant de manger ce pain en faisant une petite prière avant pour lui faire perdre son amertume. Nous aurions même pu en manger en sachant bien qu’après coup nous pourrions toujours nous confondre en repentance et en larmes pour avoir transgressé la consigne…
Non, Jésus ne mange pas de ce pain-là.
Il attend un autre pain. L’homme ne vivra pas de pain seulement. Ne spiritualisons pas trop les choses. Cela veut dire quand même que l’homme vit de pain. Le pain (entendez l’alimentation) est une condition nécessaire à la vie, même si elle n’est pas suffisante. Pour autant, Jésus mangeait. Il mangeait même beaucoup car il est souvent à table dans les évangiles. Mais il voulait d’abord manger le pain qui lui serait donné par Dieu et non pas par d’autres que Dieu.
« Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien ». Cela veut dire que chaque jour est l’occasion de réaliser une dépendance fondamentale. Il n’existe pas de pain qu’on ne reçoive. C’est pour cela que nous rendons grâces avant de manger. Nous croyons que nous avons « gagné » notre pain. Mais c’est une illusion pour nous persuader de notre prétendue utilité économique. Nous n’avons rien gagné, nous avons reçu. Nous avons tout reçu. Or comme il y a beaucoup de pain dans notre société, comme le pain est produit en trop grande quantité et qu’il est jeté chaque soir à la poubelle de nos supermarchés et de nos boulangeries, nous oublions que même les nourritures terrestres sont une providence miraculeuse. Aujourd’hui, notre pain de ce jour. Malgré la poudre aux yeux de l’économie de marché, n’oublions jamais qu’il s’agit d’une provision divine renouvelée par pure grâce au quotidien. Car, s’il n’y a rien que nous ayons que nous n’ayons reçu, surtout, il n’y a rien qu’il ne faille recevoir au moment où nous en avons besoin. Jésus aurait pu demander à Dieu : permets-nous de stocker chaque année pour la fête des Moissons suffisamment de grain pour pouvoir avoir du pain pour toute l’année. Mais non. La vie en Dieu n’est pas une dépendance générale, c’est une dépendance particulière, quotidienne, précise, et assumée comme telle. C’est une dépendance au jour le jour, sinon, dans le même ordre d’idées, il suffirait d’aller au culte à Noël et ça serait suffisant pour toute l’année. Personne n’aurait une idée aussi saugrenue que celle-là, vous en conviendrez ?
Dans le désert spirituel de la surconsommation, nous choisissons avec le Christ une posture nouvelle, celle de recevoir notre pain comme une grâce de Dieu et pas seulement comme une conséquence du prétendu triomphe de l’humain sur la matière. Nous ne voulons pas que nos greniers débordent car nous avons appris des hébreux au désert que ces nourritures accumulées deviennent trop vites périmées et même impropres à la consommation.
Mais surtout, nous proclamons sans les modifier les paroles du Christ lui-même. Nous ne disons pas « Donne-moi ce dont j’ai besoin », mais bien « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour ». Car il ne suffit pas que je mange pour que je sois rassasié. Même avec le ventre plein, j’aurai toujours faim si une partie de l’humanité n’a pas à manger alors que je remplis mes poubelles de nourritures encore tout à fait consommables. Il y a dans ce « Donne-nous » une dépendance collective, car mon action de grâces sonne bizarre quand je mange trop, que je bénis Dieu, et que je lui demande de pourvoir aux besoins des enfants d’Ethiopie, avant de jeter ce soir le tiers, tout sec, de ma baguette de pain. Comment supporter qu’à la même date se réunisse à New-York un sommet sur l’obésité dans l’hémisphère nord et à Addis-Abéba un sommet sur la sous-nutrition dans l’hémisphère sud ?
On ne nous fera pas avaler n’importe quoi.
Nous voulons bien du pain de la dépendance, mais ce sera pour ne dépendre que de Dieu.
Nous voulons bien du pain de la modération, car ce sera pour partager avec ceux qui ont faim.
Nous voulons bien du pain de la justice, car sinon nous ne trouverons jamais le sommeil après avoir mangé.
Amen

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