La cène, totem et tabou du protestantisme ?
Par Jean
J’enquête sur la cène depuis la pandémie de Covid et je partage ici quelques réflexions sur ce rituel à la fois essentiel et peu discuté en protestantisme. En m’interrogeant d’abord sur cette difficulté particulière qu’il y a à en parler. En examinant ensuite ce que la pandémie et le passage en partie sur Internet a changé dans les pratiques et le rapport à la cène (et si cela a vraiment changé quelque chose). En me demandant enfin comment tout ça va évoluer, la cène étant image (signe visible) à la fois de notre relation aux autres croyants et de notre relation à Christ, donc image de l’Église.
1. Pourquoi est-il difficile de parler de la cène ?
On peut discuter d’une prédication, de la qualité d’un chant collectif, du choix d’une liturgie. Mais sur la cène, le débat est tout de suite beaucoup plus difficile. Pourquoi ?
Quatre explications
Parce que c’est une expérience physique : on mange et on boit. Beaucoup de personnes parlent pourtant facilement cuisine (comme la météo, c’est une conversation sans danger) mais là, il y a quelque chose en plus qui fait qu’on est indifférent à la qualité du pain et du vin … alors de quoi parlerait-on ?
Parce que c’est une expérience ultra-personnelle, intime, que chacun vit à sa manière et pour laquelle il est difficile de trouver des mots, encore plus de les partager.
Parce que l’on sait que c’est un sujet de conflit parmi les chrétiens et que ça l’a été longtemps entre les protestants, que même dans notre Église, personne n’est vraiment d’accord sur ce que signifie la cène … alors on ne va pas en rajouter …
… Parce qu’en plus, c’est un bon moment (surtout, surtout : ne pas gâcher l’ambiance). Un moment de satisfaction ou en tout cas d’émotion. Et on sait bien que s’il est facile de se plaindre et de critiquer, parler des bons moments est beaucoup plus difficile. Pourquoi ça t’a plu ? Ben, parce que ça m’a plu …
Et peut-être le fond du problème (déjà pointé par Calvin)
Calvin, toujours très sensible aux aspects sensibles, consacre un long chapitre de son Institution à la cène car le sujet est à l’époque brûlant (il l’est toujours mais nous avons mis de la cendre sur les braises … pour qu’elles restent brûlantes). Avant de consacrer les deux derniers tiers de ce chapitre au grand débat de l’époque sur le mode de présence du Christ, il commence par parler de ce qu’est pour lui la cène en détaillant beaucoup plus que les autres théologiens ce qu’elle nous fait, ce à quoi elle nous sert. Il parle de quatre types de sensations.
Trois qui lui semblent souhaitables et naturels :
L’éveil (la cène vivifie, donne vigueur, stimule, incite).
Le plaisir (la cène réjouit, conforte, confirme, récrée, nourrit, repait).
L’extase (la cène est « échange admirable », « mystère » puisqu’elle nous assure que « la vie éternelle est nôtre » et « le Royaume des cieux ne peut nous faillir »).
Un qu’il faut à tout prix éviter :
La crainte, l’effroi (de se penser indigne de partager une telle fête : le repas du Seigneur). Alors que la cène n’est pas « pour les parfaits mais pour les imbéciles et débiles », ceux qui ont justement besoin de ces « béquilles » que sont les « signes visibles » pour sentir qu’ils sont sauvés.
Physique, intime, conflit, satisfaction, émotion, stimulation, plaisir, extase … on est dans le vocabulaire de la relation. Et on comprend bien qu’il n’est pas facile non plus de parler de relation. Il y a des gens qui arrivent à en faire le fond de leur conversation mais on est un certain nombre à avoir du mal à causer de notre relation à l’autre, y compris et surtout avec l’autre. La relation se vit (elle est faite pour ça) mais elle se raconte mal. La cène protestante est relation (communion, qui vient du latin communicatio) aux autres fidèles et relation au Christ, de quelque façon que l’on envisage cette relation à ce moment-là. C’est donc à la fois une image de l’Église et une concrétisation soudaine de ce qu’elle peut être sous la forme la plus basique et concrète qu’on puisse trouver (le pain, le vin).
On peut comprendre que les mots puissent manquer face à une telle expérience, d’autant plus que c’est une expérience qui, très significativement, s’accompagne de silence. Je peux constater que, à part le débat sur la présence réelle ou non du Christ, il y a extrêmement peu de textes sur la cène en protestantisme, c’est quasiment l’aspect du culte qui a suscité le moins de réflexions publiques.
2. Le Covid a-t-il changé quelque chose à l’affaire ?
Oui …
Début 2020, la pandémie a brusquement empêché de célébrer la cène dans le monde entier. Certains s’y sont faits (ou ont souffert … en silence) et ont patiemment attendu le retour au présentiel, certains n’ont pas pu attendre et se sont mis à célébrer la cène en distanciel.
Ce qui m’a frappé à ce moment-là est que ces choix spontanés (chaque paroisse, chaque communauté était isolée et tentait de survivre avec les moyens du bord) étaient difficiles à interpréter, à catégoriser. On aurait pu penser : les luthériens vont faire ceci, les réformés cela, les évangéliques encore autre chose, etc. Ou que ce serait encore d’autres catégories plus clairement sociales : Églises établies ou nationales, de migrants, aisées, populaires, rurales, de centre-ville, de banlieue … Mais rien ne fonctionnait, on retrouvait ces choix divergents partout, comme si finalement toutes ces frontières inter-protestantes n’avaient aucun sens : sur la cène, dans chaque communauté, vous retrouviez des fidèles qui en avaient absolument besoin et des fidèles qui pouvaient s’en passer. Comme vous pouviez constater au même moment qu’un tel n’aimait pas mettre le masque et qu’un tel au contraire le mettait même chez lui tout seul, sans que vous puissiez expliquer ces attitudes très divergentes par des différences d’origine, de classe sociale, d’éducation ou que sais-je encore.
En ce qui concerne la cène, une fois les cultes revenus en présentiel, on a pu constater trois sortes de changements.
Premier changement : la retransmission en direct des cultes est devenue presque obligatoire dès lors que la communauté a une certaine importance et en a les moyens. On constate trois types de dispositifs pour les fidèles en ligne au moment de la cène :
Exclusion (le moment est flouté, le son est coupé).
Indifférence (la cène est filmée comme le reste du culte mais sans appel à la participation en ligne). C’est ce qu’on pourrait appeler une attitude latitudiniste typique du protestantisme actuel : faites ce que vous voulez, rien ne vous empêche de participer en ligne et rien ne vous y oblige.
Participation (il est fait mention des fidèles en ligne dans les paroles d’introduction et ils sont invités à manger le pain et boire le vin là où ils sont en même temps que les fidèles dans le temple).
Deuxième changement : un peu partout, sans que cela soit systématique ni majoritaire, la cène en ligne est devenue de fait l’un des moyens de célébrer la cène. Il y a eu quelques résistances au début et un petit débat, jamais vraiment assumé (les gens lançaient des idées pour ou contre mais ne débattaient pas), ici ou là. Et puis on dirait que c’est entré dans les mœurs.
Le troisième changement a été dans l’organisation des choses : la généralisation des godets et plateaux distribués (et non plus passés de main en main), la raréfaction des cercles, la simultanéité, l’apparition de coupes de démonstration, bref … un certain tâtonnement pour retrouver une formule qui fonctionne à peu près à la satisfaction de tout le monde.
… et non
Mais ce changement de l’organisation de la cène est aussi une constante en protestantisme où, si le rituel est à peu près le même partout, les formes de la cène ont toujours été très diverses et changeantes.
Et on pourrait presque dire que la cène en ligne n’est après tout qu’un simple changement de forme, une simple évolution nécessitée par les circonstances et ne changeant rien au fond, d’où la facilité avec laquelle elle s’est répandue et le peu de débat qu’elle a suscité.
Sachant que cette discrétion du débat peut aussi être vue comme une conséquence de ce que nous avons vu plus haut : la difficulté à parler de quelque chose qui nous dépasse. Difficulté utilisée par Calvin (encore lui) comme clé pour trouver le compromis qu’il a toute sa vie recherché entre protestants : « Puis donc que c’est un mystère tant haut et incompréhensible de dire que nous ayons communication au corps et au sang de Jésus-Christ, et que de notre part nous sommes tant rudes et grossiers que nous ne pouvons entendre les moindres choses de Dieu » (Petit traité de la Sainte Cène).
3. Et maintenant ?
Aujourd’hui : une habitude chamboulée, interrogée et confirmée
Même s’ils ne lui attribuent pas tous la même importance par rapport à la prédication, les protestants sont habitués à la cène : les réformés la célèbrent beaucoup plus souvent et beaucoup plus massivement qu’avant, les luthériens l’ont toujours systématiquement célébrée à chaque culte, les autres traditions et manières de voir l’ont toujours célébrée assez souvent. Et quand on s’habitue, on ne voit plus trop ce qu’il y a de spécial. Un ami non croyant était venu une fois assister à un culte et m’avait dit ensuite : « C’est impressionnant, ce moment où vous vous taisez ». D’abord, je n’avais pas compris de quoi il parlait et puis j’avais compris qu’il s’agissait de la cène à laquelle je n’avais jamais pensé comme à un moment « impressionnant » (je n’y avais même jamais pensé du tout : il y a la cène, je participe à la cène).
Ce que la pandémie a permis, c’est en tout cas de s’interroger sur cette habitude à l’occasion d’un important changement formel de la cène à peu près partout. Elle a montré aussi l’unité du christianisme protestant qui a à peu près partout réagi de la même façon sur ce plan, et très différemment des autres confessions. Chez les catholiques et les orthodoxes, l’eucharistie a été au centre du problème et mis en crise les rapports entre croyants et institutions. Chez les protestants, certains s’en sont privé, d’autres ont trouvé des solutions techniques et il n’y a pas eu de crise sur ce plan, nulle part, avec les institutions.
Toujours : une création collective
Reste à entrevoir ce que ces modifications formelles peuvent avoir comme conséquences. Ce qui est frappant lorsqu’on étudie un peu l’histoire de ce rituel protestant, c’est que, à partir de ce qu’a dit et fait le Christ ce soir-là et de comment nous l’ont rapporté les évangélistes et Paul, il est une sorte de création collective des institutionnels (théologiens, pasteurs, dirigeants d’Églises) et des fidèles, ni du haut ni du bas mais ensemble. Dès qu’il y a déséquilibre et que le haut par exemple impose trop sa vision des choses par rapport au bas, il y a problème. Ainsi, au 18e siècle, les pasteurs réformés francophones ont cherché à imposer une nouvelle vision de la cène comme diplôme de bonnes mœurs accessible uniquement à celles et ceux qui seraient considérés par tous comme de bons chrétiens. Ils pensaient de bonne foi que cela pousserait tout le monde à être de bons chrétiens puisqu’ils avaient constaté ce fort besoin de cène. Mais pas du tout : les fidèles ont commencé à déserter la cène (ils étaient plus chrétiens que leurs pasteurs et savaient bien qu’on ne peut pas être un bon chrétien). Au point qu’au milieu du 20e siècle, les pasteurs se désolaient de voir les fidèles quitter le culte en masse à ce moment-là … Cette véritable grève de la cène a forcé les réformés francophones à changer et à revenir à une pratique plus proche de celle que défendait Calvin et qui s’était imposée dans le reste du protestantisme. L’équilibre a été rétabli.
Demain : accélération, différenciation et Église
Il est donc encore trop tôt pour dire quelle pratique va s’imposer ou simplement dominer, quel compromis va être trouvé entre fidèles et spécialistes, nous sommes encore trop dans le changement pour le voir et l’analyser. Mais on peut tout de même faire deux remarques pour finir.
Une remarque sociologique (à mon très faible niveau) : comme pour tout ce qu’elle touché, la pandémie a accéléré les transformations et accentué les différences. En protestantisme aussi. Elle a à la fois accéléré le passage des communautés a la pratique en ligne et accentué les différences entre elles à ce niveau.
Une remarque théologique (même niveau et même pire) : la cène a encore confirmé à l’occasion de la pandémie qu’elle était image de l’Église, de la relation des fidèles entre eux et à Christ. Elle résiste à la privation (les paroisses qui ne l’ont pas célébrée pendant plus d’un an l’ont reprise sans problème, elles ne se sont pas habituées à cette absence) et elle s’adapte à la privation (avec l’extension de la cène en ligne). Elle existe un peu par elle-même malgré toutes les insuffisances humaines. Elle peut héberger des visions très différentes et rassembler au delà des différences. C’est un repas.
Nota : pour prolonger et faire vivre la réflexion sur la cène, j’ai créé un blog et lancé un questionnaire auquel chacune et chacun peut répondre anonymement sur comment elle ou il voit et vit la cène.